Exil et migrations

Exil et migrations

24/04/23: les épreuves de la frontière: leçons de Didier Fassin au Collège de France

Didier Fassin, sociologue et anthropologue, a démarré il y a quelques semaines au Collège de France un cycle de cours autour des Epreuves de la frontière.  Médecin de formation, il dit avoir découvert lors de ses missions humanitaires les problématiques des inégalités sociales et des différences culturelles qui, plus tard, guideront ses recherches autour de la question de l’altérité. Car ce sont les sciences sociales qui l’ont amené à s’intéresser aux enjeux moraux qui traversent nos sociétés.

« Je crois que le traitement des exilés est la grande question morale et un enjeu politique majeur de notre temps » dit ce fervent humaniste qui trouve aussi le temps de présider le COMEDE (le Comité pour la santé des exilés). Les leçons de Didier Fassin au Collège de France cherchent à éclairer la manière dont les frontières se sont transformées ces dernières décennies à travers des politiques internationales de protection, de sécurisation et d’externalisation en lien avec le phénomène de l’exil.

Depuis cinq ans, le sociologue se rend à la frontière entre la France et l’Italie où il rencontre des exilés, des volontaires se portant à leur secours, des policiers et des  représentants des pouvoirs publics. Lors d’une de ses leçons, il s’appuie sur le parcours d’Ismaël Diallo (le nom a été modifié), originaire de la Guinée Conakry, qu’il a rencontré là-bas. Le jeune homme a mis dix-huit mois avant d’arriver en Italie, et deux ans et demi encore pour venir en France depuis l’Italie. Didier Fassin se fait le porte-voix de ce long périple jalonné de difficultés et similaire à celui de nombreux autres exilés : les mois de préparation pour pouvoir se payer le voyage, la longue traversée pour rejoindre Oujda, cette ville marocaine toute proche de l’enclave espagnole de Melilla, que nombre d’exilés tentent de franchir dans l’espoir d’une vie meilleure en Europe. Il raconte le nomadisme sans fin, les territoires hostiles, la misère, les violences policières, le temps passé dans des campements informels et insalubres en attendant le bon moment pour tenter le passage.

Il veut montrer l’incertitude avec laquelle vivent les exilés : le parcours d’exil ne se planifie pas, c’est au fil des situations que se construit un périple souvent long et dangereux. Ismaël finira par arriver en Italie où, après avoir pu obtenir un premier titre de séjour, les autorités italiennes refuseront de le lui renouveler : entretemps, la politique du pays a changé, Matteo Salvini a pris le pouvoir et, défendant une politique souverainiste et identitaire, il a durci les règles d’attribution des titres de séjour. Ismaël, qui avait entrevu la possibilité de travailler et de gagner sa vie, se retrouve brutalement plongé dans l’errance, sans papiers et sans ressources. Pour lui, il s’agira désormais de survivre, jour après jour.

Le durcissement des règles migratoires vaut dans la plupart des autres pays en Europe, où les politiques migratoires ne cessent de se transformer pour banaliser toujours plus le mépris et le rejet des exilés, où le renforcement du contrôle des frontières a aussi pris le pas depuis longtemps sur les valeurs de l’accueil et l’accompagnement à la demande d’asile. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre 1981 et 2016, les refus d’admission en Europe ont été multipliés par 10 et le nombre d’OQT (obligations à quitter le territoire) a doublé, pour remonter un peu ensuite, à peine. En moins de deux décennies, 55 000 exilés ont péri en mer en tentant la traversée vers l’Europe.

En comparant les phénomènes migratoires de ces cinquante dernières années à ceux des trois siècles qui ont précédé, Didier Fassin parle d’inversion politique. Après que les immigrants aient été aliénés, marchandisés, exploités, d’abord dans leur pays d’origine puis dans le monde occidental (ce que le chercheur Alain Morice qualifie « d’utilitarisme migratoire »), les Etats européens considèrent aujourd’hui qu’ils ne peuvent plus s’en servir. L’exilé, qui hier était disponible, devient aujourd’hui « jetable ». Seule invariante, l’exploitation de la main d’œuvre immigrante : partout en Europe, les sans-papiers constituent une force de travail bon marché que les politiques migratoires font hypocritement passer à travers les mailles de leur filet sécuritaire. La prochaine loi sur l’immigration que prépare le Ministère de l’intérieur français poursuit d’ailleurs cette logique de marchandisation : les titres de séjour ne seront accordés qu’aux plus méritants, qui entreront dans les critères des besoins des secteurs en tension. Les immigrants restent bien des personnes « jetables » voire « rejetables ».  Le sociologue parle même de formes d’infra vies, ballotées au gré de l’attention obsessionnelle et de l’indifférence que leur portent les politiques européennes, mais aussi les sociétés dans lesquelles elles s’inscrivent.

« L’exil c’est le sentiment d’être forcé à partir » : dans ce contexte, le chercheur veut démontrer que l’exil reste inévitable. Pour autant, il dénonce les lectures « victimologiques » que subissent les exilés, et que l’on retrouve dans le vocabulaire des politiques sociales. Ainsi, le critère de vulnérabilité, souvent cité pour évoquer les inégalités et la stigmatisation que subissent les exilés, devient « le sens d’une vie ordinaire plutôt que la perte d’une vie ordinaire ». Et le mot précarité, souvent utilisé dans les milieux humanitaires, traduit de facto une relation inégale entre le donneur et le receveur ; il renvoie même au concept d’ubérisation de nos sociétés contemporaines. Les mots sont importants, prévient Didier Fassin, ils traduisent le langage social et politique dans lequel ils s’inscrivent. En les utilisant, on essentialise la condition des exilés en choisissant d’ignorer les efforts qu’ils déploient pour s’en sortir.

Or les exilés ne sont pas des victimes, ils font preuve au contraire d’une capacité d’action inégalée, cherchant en permanence à s’adapter, à travers des subterfuges et des tactiques de ressourcements ou de contournement. A cet égard, nos sociétés doivent reconnaître que leur persévérance ne les guide qu’à essayer d’échapper à leur condition. Elles doivent aussi changer leurs pratiques : les exilés ne sont victimes que du renoncement à nos valeurs d’accueil.

Le cycle s’achève le 31 mai avec un colloque qu’organise le chercheur, intitulé Racial Borders.  

Didier Fassin – Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines | Collège de France (college-de-france.fr)