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Liban: l’histoire se répète- Novembre 2023

Depuis près de cinq semaines, les combats font rage dans la Bande de Gaza.  Au sud Liban, les salves entre le Hezbollah et Tsahal s’enchainent aussi au quotidien. Une dizaine de jours après une frappe israélienne, durant laquelle une femme et ses trois petites-filles, parentes du journaliste Samir Ayub, ont été tuées alors qu’elles circulaient en voiture sur une route du district de Bent Jbeil, les images du véhicule calciné sont encore dans les mémoires « elles ont brûlé sous les yeux de plusieurs membres de leur famille, sans que personne ne puisse les sauver »  murmure Heba[1], enseignante, qui dès les premiers jours du conflit a quitté son village, près de la frontière, pour Beyrouth.

Photo AFP- Village Alma Al Shaab- 20/11/23

Une crise économique sans issue

Dans la capitale libanaise comme dans le reste du pays, la crise économique pèse de plus en plus durement sur le quotidien des habitants. Si la livre, fortement dévaluée depuis 2019, se stabilise autour de 90 000 livres pour un dollar US, les prix continuent à grimper, inexorablement, et l’arrivée prochaine de l’hiver préoccupe les ménages qui se demandent comment ils vont réussir à se chauffer sans trop creuser leur budget déjà maigre. De multiples et indicibles signaux sont autant de preuves d’une mécanique de la débrouille qui ne suffit plus à garantir un minimum de confort, à l’instar de cette ménagère qui a débranché son frigo et préfère louer un des étages du frigo de la voisine « c’est bien moins cher que ce que me coûte en électricité mon appareil» ou de cette autre qui alterne, en cachant sa lassitude, les mêmes recettes à base de féculents « j’essaie de varier même si on ne consomme pratiquement plus ni viandes ni légumes ».

Pourtant, si les bombardements au sud semblent loin, rares sont ceux qui réussissent à échapper pendant quelques heures aux images diffusées en boucle sur les chaines de télévision libanaises ou sur les réseaux sociaux. Comme Heba, ils sont nombreux à avoir programmé des alertes qui clignotent en continu sur leur smartphone : « le village de Kfar Kila vient d’être bombardé » dit Walid, ingénieur beyrouthin, qui s’excuse un instant pour lire les nouvelles.

L’été meurtrier de 2006 encore dans les esprits

Le spectre du conflit meurtrier entre Israël et le Liban, durant l’été 2006, plane encore. L’enlèvement, par le Hezbollah, de deux soldats israéliens avait provoqué une riposte de l’armée israélienne, immédiate et puissante. Et durant 34 jours, les combats avaient causé, des deux côtés, la mort de plus de 1 200 civils et blessé des milliers d’autres. Dans presque tous les villages du sud, les habitations du avaient aussi été touchées ainsi que de nombreuses infrastructures un peu partout dans le pays.

Mona [1] est psychologue au sein d’une ONG libanaise qui travaille dans le domaine de l’éducation. Originaire de Meiss El Jabal, dans le district de Marjayoun, elle s’est réfugiée dès les premiers jours des frappes, avec ses parents, chez sa sœur qui vit à Beyrouth. Son village, en bordure de la frontière, est bombardé quotidiennement. Il y a quelques jours, elle a dû surmonter sa peur pour retourner à Meiss El Jabal chercher son père, qui ne voulait pas quitter la maison « cette maison, c’est toute sa vie, même en 2006 il n’en est pas parti ». Mais cette fois-ci, la situation s’éternise et le bruit des frappes est insupportable. Au village, un des cousins de Mona est mort dans sa maison, où il se trouvait avec des amis « ils ont vu l’engin, visiblement un drone, traverser plusieurs épaisseurs de murs et exploser à hauteur de mon cousin, comme s’il était délibérément ciblé ». A Beyrouth, Mona supporte de plus en plus difficilement la proximité familiale, ils sont une dizaine à vivre dans l’appartement de sa sœur : « je ne veux plus revivre ça, depuis mon enfance j’ai l’impression de vivre en guerre » craque-t-elle.

France Diplomatie

Ailleurs mes enfants auront peut-être la chance de vivre en paix

Heba a elle aussi quitté dès le début du conflit sa maison située sur les contreforts du village d’Odaisseh, d’où l’on aperçoit à quelques encablures le village israélien de Misgav Am. Avec son mari et ses trois enfants, ils ont d’abord occupé quelques temps l’appartement de la mère d’Heba, à Beyrouth, avant de s’installer chez son beau-frère sur les hauteurs de la capitale. Enseignante dans une école technique du sud, elle a pu retrouver un travail temporaire dans une école publique de la capitale et ainsi conserver son salaire de 250 dollars, dix fois moins que ce qu’elle gagnait avant la crise économique, mais son mari, qui tenait un café au village, ne travaille plus. « Nous sommes partis très vite, par peur de ne plus pouvoir emprunter la route, cible des bombardements, mais je voudrais retourner chez moi chercher des affaires, c’est bientôt l’hiver, les enfants n’auront pas de quoi s’habiller ». Heba a dû composer avec la cohabitation qui lui est imposée « ça remet tout en perspectives, mais le plus important ce sont mes enfants, je ferai ce qui est le mieux pour eux et je veux qu’ils continuent à étudier » dit-elle alors qu’elle leur cherche une école à Beyrouth. Elle rêve de pouvoir les envoyer un jour étudier à l’étranger où « ils auront peut-être une chance de trouver du travail et de vivre en paix ».

Comme Heba et Mona, plus de 46 000 personnes [selon le dernier décompte de l’OIM (l’Organisation Internationale des Migrations), en date du 14 novembre] ont été déplacées du sud du Liban alors que les hostilités font rage tout au long de la ligne bleue tracée par l’ONU entre le Liban et Israël, après le retrait de ce dernier en mai 2000, mettant fin à 18 années d’occupation de la région. Si la plupart des déplacés ont quitté le sud, ils sont environ 15 000 à s’être réfugiés dans la ville côtière de Tyr, à une vingtaine de kilomètres de la frontière. Ceux qui n’ont aucun point de chute sont pris en charge par la cellule de crise de l’Union des municipalités de la région, mise en place avec le soutien de la Force Internationale des Nations-Unies au Liban (FINUL).

Le nombre de déplacés augmente tous les jours

En ce samedi matin ensoleillé, Mortada Mhana, responsable de l’unité, est affairé dans la salle du QG, entouré de volontaires de la Croix Rouge Libanaise et d’autres organisations nationales, alors que s’affiche sur grand écran les dernières statistiques. Sollicité sans relâche, les traits tirés, il se félicite de la coordination entre l’Etat, les municipalités et les organisations nationales et internationales : « sans ces dernières nous ne pourrions pas fonctionner, tous les jours, ce sont 500 nouvelles personnes qui viennent s’inscrire et, si cela vient à augmenter, nous manquerons de moyens matériels ». Une hotline a été mise en place, son numéro est diffusé dans les médias, sur les réseaux sociaux et par les maires des villages du sud aux habitants qui veulent partir. Plus des deux tiers des déplacés vivent chez des proches, un gros quart a dû louer un appartement en ville, les autres sont hébergés provisoirement dans des lieux collectifs. « Dès que ça a commencé à tirer nous sommes partis, les enfants hurlaient de terreur à chaque bombardement » explique une jeune femme originaire de Yaroun, à la frontière. Avec sa famille, elle loge chez un proche à Tyr « nous sommes une vingtaine de personnes dans l’appartement, c’est difficile de vivre entassés les uns sur les autres, nous ne travaillons plus et dépendons de l’aide alimentaire que nous venons chercher ici ».

Une des écoles de Tyr où sont hébergées les familles déplacées

A Tyr, quatre écoles ont été réquisitionnées, trois d’entre elles étaient fermées, en attente de réhabilitation, la quatrième fonctionne encore, les déplacés y vivent à l’étage. « C’est un lieu de transit, les conditions d’accueil ne permettent d’y loger que provisoirement, les toilettes n’ont pas été réhabilitées, il n’y a pas de douches » explique Sarah, qui coordonne les activités de l’ONG libanaise Amel dans la région sud. Amel, qui gère un centre de santé dans le centre-ville, envoie une équipe mobile faire le tour des écoles chaque semaine. Elle propose des consultations gratuites, oriente vers d’autres structures de soins si nécessaire, et elle a reçu aussi l’autorisation de mettre à jour la vaccination des enfants « depuis peu il y a quelques cas de rougeoles, il faut éviter la contagion ».  « Nous recevons essentiellement des patients avec des maladies chroniques, des diabétiques, des personnes atteintes de troubles cardio-vasculaires, partis précipitamment sans médicaments ni ordonnances et qui ont besoin de suivi » explique le Dr Darwich, médecin de l’association. « Nous avons eu aussi plusieurs patients atteints de troubles respiratoires, à cause des bombes au phosphore » ajoute-t-il.

Si le nombre de déplacés augmente, nous n’aurons pas les moyens de les prendre en charge 

Amel a aussi formé son personnel à la gestion de crise : habitants du sud, les salariés de l’association sont eux-aussi suspendus à une possible escalade et se sentent vulnérables. Sarah habite Nabatieh « ce matin, une usine près de la ville a été bombardée, j’avais l’impression que c’était à côté de chez moi, j’ai vraiment eu peur, j’ai beaucoup de mal à dormir et, certains soirs, je dois prendre des tranquillisants pour me reposer un peu ». La jeune femme doit composer au quotidien avec la colère et la frustration des déplacés, fatigués qu’on leur pose toujours les mêmes questions «notre réalité est très différente de celle des libanais qui vivent ailleurs ». Si, selon elle, l’aide aux déplacés est pour l’instant bien coordonnée « nous avons tiré des leçons des frappes de 2006 », une escalade pourrait être plus difficile à gérer, ce que confirme Mortada Mhana « si demain le nombre de déplacés augmente brutalement, il faut déjà anticiper d’autres lieux d’accueil ailleurs au Liban et des ressources bien plus importantes que celles dont nous disposons aujourd’hui ».


[1] Les prénoms ont été modifiés

Le Sud Liban

La première fois que j’ai mis les pieds au Sud Liban, durant l’été 2001, j’ai tout de suite été aimantée par la beauté rugueuse des paysages escarpés de cette partie la plus méridionale de la chaine du Mont-Liban, qui enchâssent les plaines fertiles, entre le fleuve Litani et la rivière Hasbani qui rejoint le Jourdain. L’armée israélienne venait de se retirer de la région, coupée du reste du pays durant dix-huit années d’occupation, les habitants taisaient leurs souffrances et tentaient de reprendre leur souffle. Alors employée par une ONG médicale, je découvrais l’histoire de cette région où s’affrontaient les fantômes de la résistance et de la collaboration aux forces occupantes, où les blessures étaient encore vives et la population écartelée entre le devoir de mémoire et le désir de vivre enfin libre. Je n’ai cessé depuis d’y retourner, au gré de mes missions humanitaires et de voyages plus personnels durant lesquels je retrouvais mes amis libanais. Combien de fois suis-je passée devant la porte de Fatima, ce lieu chargé de symbole, près du village de Kfar Kila, m’étonnant de voir les premiers villages israéliens si proches derrière le mur de béton qui matérialise la frontière… Combien de fois ai-je contemplé le mont Hermon qui fait face au village perché de Khiam où j’ai vécu quelques temps… Et combien de fois, surtout, ai-je écouté, des soirées entières, mes amis libanais raconter l’occupation, le passage des barrages la peur au ventre, les mines nombreuses laissées un peu partout, encore oubliées aujourd’hui, la sinistre prison de Khiam où étaient enfermés, parfois des années durant, les résistants communistes ou ceux du Hezbollah. A peine quelques années plus tard, durant l’été 2006, toujours travailleuse humanitaire, j’ai été spectatrice d’une région dévastée, en ruines, qu’il a fallu péniblement reconstruire et, surtout, de la douleur d’une population qui se remettait à peine des années d’occupation durant lesquelles elle s’était sentie si seule. J’ai eu depuis l’occasion de revenir dans cette partie du pays à laquelle je me suis tellement attachée, j’y ai noué quelques amitiés fortes. Comment faire comprendre aujourd’hui ce qui se passe ici? Des sentiments d’injustice, de désespoir, de rage et d’impuissance s’entremêlent dans la bouche de mes amis libanais, victimes d’une histoire qui ne leur a jamais permis de vivre en paix, tout simplement.


L’enseignement libanais face à la crise- Juillet 2023

Beyrouth, fin juin 2023 : nous sommes à la veille de la grande fête musulmane de l’Aïd el Kebir qui commémore le sacrifice que Dieu demande à Abraham pour éprouver sa foi. « Pour la première fois au Liban, les fonctionnaires vont toucher leur salaire après les fêtes de l’Aïd  » déplore Walid El Chaar, directeur de département au Ministère des Finances et membre du Syndicat des employés de la fonction publique qu’il a longtemps co-présidé. Comme chaque mois, ils iront retirer une partie de leur salaire en livres libanaises au taux de conversion de 86 200 livres libanaises pour un dollar US, un tout petit peu plus que le mois précédent (où la conversion était de 60 000 LL pour un dollar US). « L’Aïd est une des fêtes religieuses les plus importantes du pays, c’est l’occasion de grandes retrouvailles familiales, cette année les gens n’auront même pas de quoi faire leurs courses, nous sommes vraiment tombés bas ».

Un salaire divisé par 16

Arifeh est conseillère pédagogique au Ministère de l’Education, elle travaille dans le district de Saïda, à une quarantaine de km au sud de Beyrouth. Ses deux filles adolescentes sont scolarisées dans une école privée qui vient d’annoncer aux parents d’élève une hausse du prix de la scolarité de 650 dollars par enfant pour la rentrée 2023 en plus d’une somme en livres libanaises qui pourrait atteindre 20 millions. « Certaines écoles ont déjà augmenté leurs frais en milieu d’année, prenant les parents en otage » déplore-t-elle, ne sachant que faire face à la nouvelle qui vient encore grever le budget familial. « Il nous faudrait entre 2 500 et 3 000 dollars par mois absorber toutes les dépenses». Mais le salaire mensuel d’Arifeh est passé de 2 000 dollars avant la crise économique à 124 dollars fixes par mois aujourd’hui, « même pas de quoi payer l’essence, c’est absurde, je paie pour aller travailler !».

Face aux mécontentements des fonctionnaires du ministère de l’Education, le Parlement a adopté courant juin une proposition de loi prévoyant l’ouverture de crédits pour un total de 265 milliards de livres pour couvrir des primes et des indemnités de transport récemment octroyés aux enseignants par le gouvernement, « pour les faire taire !» dénonce Walid El Chaar.

Les enseignants du secteur public comme du secteur privé se sont régulièrement mis en grève ces deux dernières années pour réclamer une amélioration de leur salaire, des avantages sociaux et de meilleures conditions de travail. Georges Saadé, professeur de chimie récemment retraité, est l’un des responsables du courant indépendant syndicaliste, qui s’est affranchi il y a quelques années du syndicat des enseignants, trop proche du pouvoir, et qui regroupe les enseignants des écoles et lycées publics et privés. « Durant cette année scolaire 2022-2023, la grève a duré près de quatre mois, le gouvernement a voulu la casser en décidant des suppressions de salaires mais ça n’a pas dissuadé les enseignants, certains ont même démissionné » dit-il.

Des primes pour calmer les mécontentements, taxées mais non intégrées à la base de calcul des retraites

Si quelques revendications ont fini par être exaucées, elles sont en trompe l’œil. « Les syndicats ont décidé d’arrêter la grève quand le ministre de l’Education leur a promis 5 litres d’essence par jour dont on ne verra jamais la couleur » témoigne Arifeh. Il a aussi promis une prime de 125 dollars, « certains l’ont touché deux mois d’affilée, d’autres n’ont encore rien reçu ». Alors que le président de la Confédération générale des travailleurs du Liban (CGTL) indiquait récemment que les salaires des fonctionnaires, libellés en livres libanaises, allaient être multipliés par sept par rapport à leur niveau d’avant la crise, cela reste très nettement inférieur à l’inflation et « les hausses de salaire se sont soldées pour l’essentiel par des primes » renchérit de son côté Georges Saadé. Or ces primes ne rentreront même pas dans l’assiette de calcul des retraites.  « En plus, si j’ai un arrêt maladie, l’Etat me retirera désormais une partie de ces primes versées, qu’il considère comme des aides sociales mais qui sont soumise à l’impôt» ajoute Arifeh .

Les enseignants du privé sont un peu mieux rémunérés, entre 500 et 600 dollars par mois en moyenne, mais ils n’échappent pas à la débâcle. « Une de mes amies enseigne dans une école privée : avant la crise, le système payait la scolarité de ses enfants, aujourd’hui les frais sont retenus sur son salaire, on ne parle pas de frais de scolarité mais de frais de « solidarité » avec l’école » raconte Arifeh.

L’enseignement n’est plus subventionné 

« La première demande des enseignants, comme des autres fonctionnaires, est le maintien de leur protection sociale » affirme Georges Saadé. « Avant la crise, l’Etat libanais prenait en charge 90% des dépenses de santé, aujourd’hui le système s’est totalement renversé, les caisses de sécurité sociale sont supprimées les unes après les autres, l’Etat ne rembourse plus au maximum que l’équivalent de 10 % de la facture, résultat on ne va plus chez le médecin ». Au-delà, s’insurge-t-il, « l’enseignement n’est plus subventionné, les écoles publiques ne peuvent même plus acheter de crayons, le système s’effondre au détriment d’une logique néolibérale cautionnée par le FMI, qui encourage l’Etat libanais à geler les postes de fonctionnaires et à transformer les fonctionnaires en contractuels ». Mais, indique un fonctionnaire du ministère de l’Education qui tient à garder l’anonymat, « la majorité des fonctionnaires est placée-là par piston et l’Etat, qui tient à garder son électorat, préfère laisser la situation pourrir et les pousse à partir en les payant une misère». Si la crise financière a assurément provoqué un exode de la fonction publique, il reste difficile à chiffrer. « Plus de 50% des fonctionnaires ont un deuxième travail » affirme Walid eL Chaar « mais moins de 5% ont démissionné car ils tiennent encore à leur statut ».

Il est probable que les grèves se poursuivent à la rentrée prochaine, dans l’enseignement comme dans d’autres secteurs. « Le mouvement syndicaliste indépendant s’étend à de nombreuses professions libérales, ingénieurs, avocats, médecins, etc. »  affirme Georges Saadé. « C’est un mouvement non confessionnel, qui revendique sa laïcité, nous voulons nous situer au croisement des luttes économiques et sociales ». Le mouvement réfléchit depuis quelques mois à structurer les syndicats indépendants en coalition « mais c’est un travail de fond qui demande du temps : il faut sortir des villes, aller expliquer dans toutes les régions les enjeux de la lutte » ajoute Georges Saadé, qui reste optimiste !


Liban- Juin 2023


Retour à Beyrouth- Juin 2023

Beyrouth, fin juin 2023. C’est la veille de la grande fête musulmane de l’Aïd al-Kebir  qui commémore le sacrifice que Dieu demanda à Abraham pour éprouver sa foi. La circulation est dense, de nombreux beyrouthins s’apprêtent à partir en province, un long WE s’annonce, celui des retrouvailles familiales. Comme chaque année, les administrations seront fermées et une partie de la ville vivra au ralenti.

C’est la troisième fois que je retourne au Liban depuis le début de l’année et, comme les fois précédentes, une apparente normalité règne dans Beyrouth écrasée déjà par la chaleur étouffante de ce début d’été. Les restaurants et les bars font table pleine et, malgré la hausse du prix de l’essence, les rues restent embouteillées une bonne partie de la journée.

Mais les apparences sont trompeuses. Pas un ami retrouvé qui ne me parle pas de la crise économique que traverse le pays et qui a plongé ses habitants, selon leurs humeurs, dans la colère, la frustration, le dépit ou la résignation. « Nous avons connu la guerre, nous sommes habitués à la survie, même dans les pires moments nous devons pouvoir nous débrouiller« : on entend ce discours à peu près tous les jours au Liban, serait-ce devenu une façon de conjurer le pire encore à venir, peut-être? Le sort qui s’acharne sans que personne n’en voit la fin?

En attendant, pour beaucoup, le quotidien est marqué par le budget serré qu’il faut gérer au plus près et les dépenses à prioriser, par les pannes d’électricité que les générateurs privés ne sont pas en mesure de compenser, laissant les habitants dans l’obscurité plusieurs heures d’affilée, par les enfants qu’il faut occuper davantage parce qu’on n’a plus les moyens de leur offrir les loisirs d’avant, et de plus en plus par les emplois qui se cumulent pour amortir les fins de mois difficiles. Les apparences sont trompeuses: telle amie, que j’ai connue accro du shopping, qui glisse subrepticement avoir fait réparer ses chaussures chez le cordonnier, telle autre gênée de me faire monter dans sa voiture au parechoc abimé « je n’ai pas de quoi le faire réparer« , celle encore devenue une pro des conserves « tout ce qu’on peut ne pas acheter toujours ça de gagné » ou celle qui préfère se priver de diner pour pouvoir encore aller boire un verre.

Vous connaissez le système des triples factures? » me demande un enseignant retraité, « c’est devenu l’usage au Liban; prenez l’électricité, on paie l’électricité de l’Etat, celle du générateur commun à l’immeuble et, parfois aussi, celle d’une compagnie privée; pareil pour le téléphone, il y a les factures d’OGERO (la compagnie publique libanaise de télécommunications), celle de l’opérateur mobile et souvent la connexion Internet qu’il faut payer en plus« . Alors que les services publics se délitent, la crise profite à certains: les compagnies d’installation de panneaux solaires se multiplient, des fournisseurs d’eau privés viennent remplir les citernes sur les toits.


Beyrouth- Mai 2023


Les libanais en mode survie- Mai 2023

La place des Martyrs au centre de Beyrouth

Pour un observateur non averti, une apparente normalité règne dans Beyrouth envahie par la douceur du printemps; en cette journée chaude et ensoleillée, il a toujours des embouteillages monstres aux heures de pointe et les cafés se remplissent le soir venu. Pourtant  l’angoisse se lit sur les visages et les mines sont sombres. Dans la rue, les taxis s’invectivent, l’un accusant l’autre, plus rapide, de lui avoir volé son client. Au supermarché, au moment de payer, il n’est pas rare de voir certains laisser une partie de leur panier. A la maison, la vie quotidienne est rythmée par les pannes d’électricité que les générateurs privés ne sont pas en mesure de compenser, laissant les habitants dans l’obscurité plusieurs heures d’affilée.

La livre poursuit sa chute

Les libanais ne voient pas le bout de la crise économique et financière dans laquelle ils vivent depuis bientôt quatre ans. La livre poursuit inexorablement sa chute, elle a perdu jusqu’à 98% de sa valeur depuis octobre 2019 et le taux d’inflation moyen affiche pour la deuxième année consécutive un résultat à trois chiffres, il a grimpé à 189,67% en février dernier. Les libanais sont devenus des champions du calcul mental : avec un taux de change qui varie trois à quatre fois dans la journée, la conversion n’a plus de secrets pour eux et chacun dispose sur son téléphone de l’application qui donne en temps réel le montant de la conversion au marché noir. Le gouvernement a supprimé ou réduit les subventions sur le carburant, le blé, les médicaments et d’autres produits de base sans mettre en place aucune protection sociale pour les ménages les plus fragiles face à la flambée des prix.

La plupart des banques sont fermées et se protègent de la colère des clients

Si de multiples facteurs expliquent la crise économique dans laquelle le pays est plongé, celle-ci a révélé les défaillances d’un Etat qui s’endette depuis la fin de la guerre civile. « Les libanais se sont mis à vivre à crédit » explique un économiste qui travaille au sein d’une institution internationale. La dette publique du Liban a culminé en mars 2020 à 170% de son pays, mettant le pays en défaut de paiement et précipitant l’effondrement des services publics « et de tout ce qui permettait aux gens de garder un peu d’autonomie ». « Ca a permis aux clans au pouvoir de continuer à faire du clientélisme » ajoute ce même économiste, sans que des réformes budgétaires et financières ne soient pour l’instant engagées, comme le réclame le FMI.

Mon père a travaillé toute sa vie comme fonctionnaire pour ne rien toucher à la retraite!

Houda travaille au Ministère des Affaires Sociales depuis une dizaine d’années. Avant la crise, elle venait au bureau tous les jours mais le Ministère, incapable d’assurer le maintien des salaires, n’exige plus qu’une présence deux matinées par semaine. Avec la dévaluation, le salaire mensuel de Houda est passé de deux mille à vingt dollars « ça ne couvre même pas un plein d’essence » déplore t’elle. Houda tient pourtant à son statut de fonctionnaire, sa famille peut bénéficier de sa couverture de santé, elle est autonome dans son travail et les horaires sont flexibles. « Officiellement, nous n’avons pas le droit de travailler ailleurs mais beaucoup de fonctionnaires cumulent deux ou trois emplois, le gouvernement ferme les yeux, il ne peut pas faire autrement ». De même qu’il se révèle incapable de payer les pensions de retraite « imaginez-vous, mon père a été enseignant pendant 43 ans, sa retraite n’est même pas de 20 dollars par mois, il a travaillé dur toute sa vie pour n’avoir droit à rien ! ».

Jusque-là, c’est Houda qui assurait la sécurité financière du ménage mais la situation s’est inversée: son mari, électricien de formation, commence à se faire une clientèle avec sa petite entreprise récemment créée et spécialisée dans les panneaux solaires. Il en fleurit un peu partout au Liban, de plus en plus d’habitants cherchant à ne plus dépendre de l’électricité d’Etat. Le couple appartient à cette classe moyenne qui « gagnait bien sa vie avant la crise ». Il s’en sort encore et parvient à économiser un peu car « la situation peut durer des années et on doit se gérer sans compter sur les services publics », au prix de sacrifices et d’ajustements permanents. Finies les sorties loisirs et les fêtes anniversaires pour les trois enfants du ménage, les déplacements sont limités au strict nécessaire et Houda va beaucoup moins qu’avant au supermarché. La gestion du temps a changé aussi. L’après-midi, Houda passe trois à quatre heures à faire les devoirs avec les enfants car les cours ont été raccourcis. Elle passe aussi plus de temps à cuisiner : finis les achats de plats préparés, de viande ou de poissons, devenus trop chers : « je ne cuisine plus que des plats à base de légumes et de féculents ».

Dans les supermarchés, les prix sont désormais affichés en dollars US

Les habitants de Beyrouth ont coutume de dire que la vie est « plus facile et moins chère en province ». Ca n’est pas l’avis de Nazek, psychologue dans la région de Tibnine, au sud-est du pays, qui consulte deux matinées par semaine dans un centre social municipal tout en travaillant pour une ONG spécialisée dans l’éducation. Nazek vit avec ses parents, qui ne touchent plus aucune retraite. Dans sa fratrie, elle est la seule à être payée en dollars alors elle aide comme elle peut ses sept frères et sœurs.

Diabétique, son plus gros sujet d’inquiétude reste de trouver de l’insuline à un prix raisonnable « l’année dernière, les stocks du Ministère de la Santé ont été vides pendant plusieurs mois, l’insuline s’achetait au marché noir douze fois son prix habituel, les pharmacies se fournissant directement auprès d’une compagnie privée ». Partout le marché pharmaceutique est à flux tendu, la production locale est quasiment inexistante et les ruptures d’approvisionnement s’avèrent de plus en plus fréquentes, menaçant la vie des patients cancéreux ou atteints de maladies chroniques.

Les libanais font la queue devant les bureaux de transfert d’argent

Une situation totalement imprévisible

Le Liban a vécu d’autres crises ces dernières décennies mais, affirme Nazek, « auparavant la livre libanaise restait à peu près stable, cette fois-ci elle n’arrête pas de chuter alors qu’une majorité de salaires sont toujours payés en livres». Les institutions s’effondrent les unes après les autres, santé, éducation, justice, transports… La situation est totalement imprévisible, les fonctionnaires des écoles publiques multiplient les grèves sans qu’aucun geste ne leur soit accordé, les stations-services menacent de fermer si elles ne peuvent pas vendre le baril d’essence en dollar et, dans certains lieux, des compagnies privées se mettent à fournir des citernes aux quartiers qui ne disposent plus de l’eau courante.

La ville haut perchée de  Khiam, toute proche d’Israël et de la Syrie, surplombe la région sud  où viennent se rejoindre les chaines montagneuses des Monts Liban et Anti-Liban, on distingue au loin le sommet enneigé du Mont Hermon. Rola, la quarantaine énergique, attend ses trois enfants à la sortie de l’école privée dans laquelle elle a fait le choix de les scolariser. Ils y étudient en trois langues, l’arabe, le français et l’anglais « je veux qu’ils mettent toutes les chances de leur côté pour plus tard et qu’ils puissent partir travailler à l’étranger». La scolarité s’élève à 250 dollars par mois et par enfant mais, comme elle, de nombreuses familles misent sur l’enseignement privé qu’elles trouvent plus complet et de meilleure qualité.

Un enfant ne devrait pas avoir à se préoccuper de ça!

Rola enseigne elle-même deux jours par semaine dans un lycée professionnel public et cherche désespérément un deuxième emploi. Elle gagne entre 50 et 60 dollars par mois, guère plus que son mari qui tient un café au village, et ils ont déjà largement puisé sur les économies qu’ils destinaient aux études supérieures des enfants. Un des frères de Rola vit en Suède depuis plusieurs années, il aide de temps en temps à payer les frais de scolarité mais il doit aussi faire vivre leur mère. L’enseignante essaie de faire bonne figure devant ses enfants, c’est difficile de ne pas flancher : « l’autre jour, après avoir récupéré mon salaire, nous sommes allés avec les enfants acheter quelques fournitures scolaires ; arrivés à la caisse, la facture s’élevait à 28 dollars, mon fils de 7 ans m’a regardée et m’a dit d’un air désolé que ça représentait plus de la moitié de mon salaire ! A son âge il ne devrait pas avoir à se préoccuper de ça » déplore t’elle les larmes aux yeux. « Je n’achète plus de vêtements, on se débrouille avec ceux qu’on a et je croise les doigts pour qu’aucun de nous ne tombe malade ».  

Chose impensable auparavant, la famille de Rola fréquente depuis peu le centre de santé d’une association locale. « Les dispensaires c’est pour les réfugiés syriens, les libanais ont un peu honte d’y aller, ça veut dire que socialement, on est tombé au bas de l’échelle ». Mais les états d’âme sont mis de côté quand le tarif d’une consultation est en moyenne de 40% moins élevé que dans les services de santé publics « en plus on n’y paie ni les examens ni les médicaments ». Mayssam, qui dirige le dispensaire, dit recevoir plus de 1 500 patients chaque mois, deux fois plus qu’avant la crise. Les rendez-vous deviennent difficile à gérer « sans compter que nous craignons toujours de voir le personnel soignant partir, on dit que 30 à 40% des médecins et des infirmiers ont déjà quitté le pays ».


Entretien avec Charbel Nahas: « nous cherchons à établir une légitimité alternative ». Mars 2023

Homme politique considéré comme progressiste, Charbel Nahas, économiste et anthropologue, a été Ministre du travail en 2011-2012. Il a fondé le parti Citoyens et citoyennes dans un état qui propose un gouvernement de transition laïc, doté de pouvoirs législatifs suffisamment forts pour réformer le Liban. Lors des élections législatives de mai 2022, sa liste a récolté 1,5% des suffrages nationaux et aucun des 56 candidats en lice n’est parvenu à se qualifier pour siéger au sein du nouveau Parlement. Charbel Nahas revient sur la crise actuelle et son engagement pour proposer une alternative au système politique actuel.

Comment cette crise est-elle arrivée ?

Il me semble important de revenir sur les dernières décennies pour comprendre. Jusqu’à la fin des années soixante, le pays tenait en équilibre sur deux mondes qui ne se rencontraient pas, la bourgeoisie urbaine composée de notables et de banquiers d’un côté, une société paysanne fédérée autour de chefferies locales de l’autre. Et puis la région a bougé, notamment avec l’arrivée de Nasser au pouvoir en Egypte et le conflit israélo-palestinien. Les troubles régionaux se sont percutés avec des rivalités de pouvoir internes qui ont conduit à la guerre civile libanaise.

Le conflit au Liban a provoqué l’immigration rurale, notamment depuis le sud du pays, et le pôle fonctionnel qu’était Beyrouth a commencé à se déliter. Les chefs de clans sont venus à Beyrouth, ils ont créé des milices et revendiqué une place à prendre. Et puis la flambée du pétrole des années quatre-vingt a inversé la configuration régionale : la zone d’influence a basculé de la côte méditerranéenne vers le Golfe. Cette période a profondément changé la société, la bourgeoisie beyrouthine a été laminée et, même après la fin du conflit, la logique de guerre s’est poursuivie avec des chefs de milices devenus des prédateurs, fonctionnant dans un système très sophistiqué de contrôle et de compromis réciproques. Pour éviter de se manger entre eux, ils se sont partagés la diaspora émigrante qui leur amenait les ressources dont ils avaient besoin et ils ont réussi à fonctionner comme ça, sans violence, pendant trente ans.

Mais la crise était inéluctable, et je ne parle pas uniquement de la crise économique et financière mais bien de la fin d’une société, composée de gens qui n’ont connu que ce système et qui se demandent que faire quand les règles du jeu sont chamboulées comme c’est le cas aujourd’hui. Pour s’en sortir, la population s’appuie toujours sur deux leviers : à titre individuel, les libanais se débrouillent en vivant des ressources de leur clan et de la diaspora, sur le plan collectif ils gardent un attachement forcené à leur communauté, chacune continuant à s’auto organiser, aucune ne cherchant à rallier l’autre. La société est devenue la variable d’ajustement du système, elle s’adapte et le « référentiel politique » est sauvegardé, d’ailleurs il n’y a pas vraiment d’opinion publique au Liban.  La colère est réelle, la violence est toujours latente mais elle est contenue. Et toute prise de décision est porteuse de risque donc personne n’en prend. Je n’entends aucun parti dire « je suis là pour prendre le pouvoir et voilà ce que je ferai une fois au pouvoir ».

Vous avez pourtant bien proposé un programme politique, social et économique très précis avec votre parti Citoyens et citoyennes dans un état : où en êtes-vous aujourd’hui ?

Mais la logique de clan est en train de bouger, certains sont mieux soudés que d’autres, de nouvelles personnes émergent dans les partis traditionnels. Notre parti essaie de rallier les laïcs, les fonctionnaires, les retraités qui ont connu la guerre et qui ont une expérience politique, mais aussi les plus jeunes, au sein des écoles et des universités. Nous attendons le moment où nous pourrons imposer une négociation auprès d’un ou de plusieurs des chefs de clans, le moment où ils reconnaitront qu’il y a moins de risque à sortir du système qu’à s’y maintenir !

Comment voyez-vous la suite ?

Nous cherchons à établir une légitimité alternative, nous voulons mettre en place une nouvelle fonction publique. Sur 30 000 postes de fonctionnaires au Liban, seuls 6 000 sont pourvus aujourd’hui ! Les ONG et le secteur privé sont des ressorts qui permettent  à la population de s’adapter et de survivre, mais sans changer le système. C’est la même chose pour les puissances étrangères, elles font le jeu du système, il n’y  a qu’à voir comment Emmanuel Macron a encore fait preuve récemment d’indulgence envers Nagib Mikati, le Premier ministre sortant.

C’est dans les périodes de crise que les choses peuvent bouger, on doit rester en veille et identifier le bon moment pour pouvoir agir. Je ne vous cache pas que c’est difficile, nous sommes tous issus du système et les gens ont peur d’afficher leur volonté de rupture. Toute la région est en train de bouger : défendre un état laïc face à des Etats voisins religieux, ça n’est pas simple. Nous avons sollicité des intellectuels, des partis d’opposition, notamment le parti communiste, pour qu’ils se rallient à nous, ils n’ont pas voulu, par crainte de la confrontation, la relève n’est pas facile à organiser mais c’est ce à quoi nous nous attelons. Et l’avenir proche peut encore réserver des surprises.


Une journée à Beyrouth avec l’association Amel- Mars 2023

Crédit: Association Amel

L’association libanaise Amel est née pendant la guerre civile. Créée par un médecin pédiatre, Kamel Mohanna, qui la préside toujours, elle gère une trentaine de structures médico-sociales dans plusieurs régions du Liban et développe des programmes de formation, d’accès à l’éducation ou d’activités économiques. Elle revendique aussi un fonctionnement non confessionnel et travaille depuis 40 ans en coopération avec de nombreuses ONG libanaises et internationales.

Amel est la seule association à effectuer une maraude auprès des enfants des rue, syriens pour la quasi-totalité d’entre eux, dans la grande banlieue sud de Beyrouth, en partenariat avec le Samu social international. En ce début de matinée ensoleillée, je rencontre C. qui pilote le projet entourée d’une petite équipe de travailleurs sociaux, infirmière et psychothérapeute.

Les parents envoient leurs enfants dans la rue pratiquer la mendicité, vendre des cigarettes et des chewing-gums ou récupérer du plastique dans les poubelles qui est revendu pour l’équivalent de 40 à 60 centimes d’euros le kilo. « Il faut souvent du temps pour gagner la  confiance de ces enfants mais, une fois que c’est fait, ils nous sollicitent beaucoup, pour manger, soigner leurs blessures, faire leur toilette, certains nous demandent même de les aider à aller à l’école, la plupart sont en-effet déscolarisés » explique C. Les usagers de la maraude sont de tous jeunes adolescents mais, depuis quelques mois, « nous rencontrons des enfants de plus en plus jeunes et certains n’ont que 3 ou 4 ans » dit C, « et ils sont parfois tous seuls dans la rue ». « Nous voyons aussi de plus en plus de mères célibataires ».

Nous avons déjà pris en charge 150 enfants depuis le début de l’année

L’équipe se rend aussi au domicile des enfants et tente aussi de prodiguer quelques conseils auprès des parents. « Depuis le début de l’année, nous voyons globalement beaucoup plus de monde, nous avons suivi au moins 150 enfants déjà ». Depuis peu, elle fait face à un phénomène nouveau : des enfants libanais qui viennent de la Bekaa et font des allers-retours réguliers, ils se font moins visibles dans la ville, difficile d’estimer leur nombre. Les travailleurs sociaux accompagnent les enfants à se protéger du danger : la brutalité, les vols, la toxicité des déchets…

Crédit: Association Amel

Le programme a été long à mettre en place et a d’abord suscité l’hostilité du voisinage « nous prenons des risques, nous avons déjà subi des attaques de la part des politiques locaux, une fois notre voiture a été volée et nous a été rendue trois jours après ». Les échanges de pratique avec l’équipe du Samu social international pourraient donner naissance à d’autres projets ailleurs.

Retour vers le centre-ville, dans le centre de Ain el Remmaneh. Dans ce centre comme dans les autres, la population libanaise vient de plus en plus nombreuse alors qu’avant la crise, les structures d’Amel étaient fréquentées à 90% par les réfugiés syriens. Au-delà du prix d’entrée qui, pour suivre l’inflation, est passé de 3 000 à 30 000 livres, bien moins que dans un centre de santé public, les patients bénéficient de soins spécialisés, d’examens médicaux et de médicaments gratuits ou quasiment, avec des standards de qualité alignés sur la grille de références du Ministère de la Santé.

Les patients commencent à espacer leur prise de médicaments

« Notre file active ne cesse d’augmenter » explique N., responsable du centre, « et nous nous retrouvons à devoir gérer des situations d’urgence qu’on ne traiterait pas en temps normal, parce que les patients préfèrent venir ici qu’aller à l’hôpital ». La gestion des médicaments est particulièrement compliquée : les ONG n’ont pas l’autorisation de se fournir directement auprès de fournisseurs et d’importer, les stocks sont gérés par le Ministère de la Santé et la chaine d’approvisionnement en amont est assurée par l’OMS et une ONG, le YMCA. Le processus est particulièrement complexe et le marché pharmaceutique est à flux tendu, il n’y a quasiment aucune production locale. Amel, comme les autres organisations humanitaires, fait face à des ruptures d’approvisionnement régulières. « Les patients commencent à espacer leurs prises de médicaments, y compris lorsqu’ils ont des maladies chroniques qui mettent leur vie en danger, comme les diabétiques » indique N.

Crédit: Association Amel

L’association s’est ouverte ces dernières années à d’autres publics : les personnes âgées qui vivent seules, handicapées, à qui elle délivre des soins et des repas, les femmes victimes de violence, les personnes LGBT qui viennent chercher un soutien psychologique dans un pays où l’homosexualité reste tabou. « Nous avons aussi renforcé nos projets de soutien scolaire maintenant que les écoles sont en grève » explique D., coordinatrice de projets. Dans les écoles publiques, les enfants libanais ont cours le matin, les enseignants sont rémunérés par le Ministère de l’Education et les enfants réfugiés syriens ont cours l’après-midi, avec des enseignants différents, rémunérés par les Nations-Unies, davantage et en dollars, ce qui a développé la frustration et la colère des enseignants du public qui sont en grève depuis plusieurs mois.

« La crise a changé le regard des libanais sur le système d’aide sociale » raconte D. « Auparavant, nombre d’entre eux ne nous auraient jamais sollicité, faire appel à l’aide sociale c’est la honte, maintenant on ne se pose plus les mêmes questions ».

Avant les libanais avaient plus de mal à solliciter l’aide sociale

Après Ain El Remmaneh, direction Ashrafieh,  quartier plus huppé et francophone de Beyrouth où Amel a ouvert un dispensaire il y a deux ans. A Ashrafieh, Amel a ouvert un programme spécifique dédié aux travailleurs migrants. Depuis longtemps, le système dit de la « kafala » lie ces migrants aux employeurs qui les ont fait venir du Sri-Lanka, des Philippines ou d’Ethiopie. Via le parrainage d’un employeur, un travailleur migrant peut entrer dans le pays mais ses papiers sont gardés par l’employeur. Depuis le crise, de nombreux migrants ont été renvoyés par leurs employeurs et ne peuvent pas rentrer chez eux, privés de ressources financières ou des papiers gardés par leurs anciens patrons.

« On ne peut pas dire que les gens ne mangent pas à leur faim, par contre on commence à observer de la malnutrition chronique et des carences alimentaires » dit S., la responsable du centre. Comme ailleurs, l’association a de plus en plus de mal à garder le personnel soignant « le mois dernier, trois de nos infirmières ont quitté le pays, cela arrive très régulièrement » indique une volontaire d’Amel, « et c’est évidemment très compliqué de recruter ».